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We Only Find Them When They’re Dead : en quête de divin

Aujourd’hui sort ma toute première traduction pour l’éditeur HiComics, et le moins qu’on puisse dire, c’est qu’il m’a confié du lourd : We Only Find Them When They’re Dead, par Al Ewing et Simone Di Meo, une fresque SF à la beauté saisissante (et nommée pour deux Eisner Awards cette année, rien que ça !). Je m’y suis consacrée en février et mars, et je voulais un peu revenir sur quelques points intéressants (à mon sens) à l’occasion de la parution de cette petite merveille. (La suite contient nécessairement des spoilers !) 

Couverture de We Only Find Them When They're Dead
La plus belle couverture de la galaxie (au moins)

Dans les recoins les plus éloignés de la galaxie…

Dès qu’il est question de vaisseaux spatiaux, on se retrouve dans un registre de langue particulier, mi-marine, mi-aviation, mi-astrophysique (oui, ça fait trois moitiés, je sais). Pas toujours évident de trouver les bons termes, mais j’ai eu beaucoup de chance : depuis maintenant quelques mois, je suis en plein marathon Star Trek, et cet hiver, pendant que je travaillais sur cette traduction, je naviguais en compagnie de l’équipage du capitaine Picard dans The Next Generation (d’ailleurs, les deux récits se passent au XXIVe siècle, c’est donc désormais ma période historique préférée, voilà). J’ai donc emprunté le vocabulaire technique au lieutenant Geordi La Forge, ingénieur en chef de l’Enterprise, notamment en ce qui concerne le voyage en distorsion (warp drive). Quelques expressions précises ont demandé des recherches plus poussées ; je me suis même retrouvée à lire une revue spécialisée belge sur l’aviation militaire pour vérifier comment, chez les pros francophones, on pouvait bien dire « Form on my wing ». 

Les cloches sonnent, sonnent…

Côté marine, j’ai aussi été servie : dans une ambiance rythmée par les sea shanties qui avaient pris TikTok d’assaut, je me creusais la tête pour traduire deux refrains qui revenaient dans tout le volume. D’une part, « eight bells, all is well », qui vient très directement de la marine anglophone : c’est une expression qui fait référence à la cloche de quart des navires. L’article sur le Wikipédia anglophone vaut le détour si le sujet vous intéresse, mais ce qu’il faut en retenir, c’est que le quart (c’est-à-dire le service ininterrompu d’une équipe) dure quatre heures et qu’on sonne un coup de cloche supplémentaire toutes les demi-heures ; les huit coups indiquent ainsi la fin d’un quart et le début du suivant, et il est d’usage d’informer que « tout va bien » au moment de la relève.

affiche du film "When Eight Bells Toll"
Notez que, parfois, ça ne va pas bien du tout.

L’application de ceci dans le monde de We Only Find Them ? Eh bien, comme la mère de Georges le lui explique dès la première page (qui pose de façon très efficace et concise de nombreux éléments de l’univers), les huit coups de cloche retentissent à midi et signalent la possible apparition d’un Dieu. Plusieurs problèmes pour rendre ceci en français, à commencer par la longueur : « huit coups de cloche », c’est nettement plus long que « eight bells », et je n’avais pas envie que mon cher lettreur (coucou Martin !) s’arrache trop les cheveux. Ensuite, si l’expression fait partie du langage courant en anglais, c’est loin d’être le cas en français, je pouvais donc passer sur autre chose sans trop de problèmes… mais pas totalement supprimer l’idée non plus, car lesdits coups de cloche sont bien présents tout au long du comics sous forme d’onomatopées retentissantes (et ils sont bien là par séries de huit — j’avais envisagé un instant de parler des « douze coups de midi » mais cela aurait impliqué de rajouter les onomatopées manquantes et, il me semble, de s’éloigner un peu trop de l’original).

Donc, sur les dix occurrences de « eight bells » présentes au départ, j’ai mentionné deux fois les « huit coups de cloche » pour faire le lien avec ce qui se passe à l’image, et pour les autres cas, je me suis demandé dans quelles circonstances, hors marine, on pouvait annoncer l’heure et « all is well ». Et j’ai eu un flashback du Robin des Bois de Disney qui a bercé mon enfance : 

Parfait, non ? Je tenais ma phrase rituelle : « il est midi et tout va bien ». Concis, efficace, rings a bell chez pas mal de monde (les vautours de Robin des bois ne sont sans doute pas les seules sentinelles à l’employer !). 

Cadre spatiotemporel

Le second « refrain » récurrent du volume n’était autre que les indications de temps et de lieu présentes au début de chaque scène : l’année et le vaisseau où se déroule l’action. Très utiles pour s’y retrouver entre les différents moments du récit (qui finissent par tous se côtoyer dans l’introduction magistrale du chapitre 4), elles ont une formulation très simple en anglais (« The year is/was…, The ship is/was… ») qui ne fonctionne absolument pas telle quelle en français. J’ai testé un certain nombre de versions différentes et même envisagé quelque chose de très synthétique (« Année : 2323. Le Vihaan, vaisseau nécropsique. Équipage : 4 personnes. ») mais un peu austère, et qui surtout éliminait la distinction présent/passé offerte par le verbe, essentielle pour se repérer dans la chronologie. Finalement, j’ai opté pour une version assez classique (un peu solennelle, même ?) mais qui a l’avantage de donner toutes les infos et de fonctionner pour toutes les variantes présentes : 

intro de WOFT: "Nous étions en 2323. Le Vihaan était un vaisseau nécropsique comptant quatre membres d'équipage.

Cette citation m’offre une transition parfaite vers le dernier (long) point que je voulais aborder : nos héros travaillent sur un vaisseau que j’ai qualifié de « nécropsique » et font un travail bien particulier.

Une légiste, une bouchère et une thanato sont dans un vaisseau…

Le Vihaan II a pour mission de découper des morceaux de Dieux morts pour en extraire des ressources. En anglais, il est décrit comme un « autopsy ship » et le poste d’Ella, à la découpe, porte le nom de « coroner ». On est donc en plein dans le vocabulaire de la médecine légale, et j’avais initialement dans l’idée de le garder tel quel. Sauf que… ça n’a pas été aussi simple, une fois les mains dans le cambouis.

Pour commencer, il n’y a pas d’adjectif en français qui soit dérivé du nom « autopsie » (même si on peut toujours inventer « autopsique » mais ce n’est pas très heureux), et je ne voulais pas d’une structure de type « vaisseau d’autopsie », trop lourde. J’ai donc poncé les dictionnaires et déniché le mot « nécropsique », relativement ancien et peu usité, mais assez transparent avec sa racine nécro-, et qui veut justement dire « relatif à l’autopsie ». Fort bien.

Ensuite, je suis passée au cas de la « coroner », et les choses se sont gâtées. Parce qu’en français, on traduit généralement ce mot par « médecin légiste » si on veut insister sur l’aspect pratique du travail, ou par « coroner » si l’essentiel est sa place dans le processus d’enquête (et/ou sa qualité de magistrat élu, dans certaines juridictions). Forcément, dans le cas d’Ella, ni l’un ni l’autre ne convenaient : elle ne fait pas de médecine, encore moins légale, et ne parlons même pas d’enquête judiciaire. Ella, elle coupe.

(et c'est un peu plus impressionnant que ça.)

En effet, on constate assez vite qu’il est bien davantage question d’équarrissage que d’autopsie. J’ai donc affronté ma timidité maladive et demandé à Al Ewing en personne si le vocabulaire choisi était là pour édulcorer la réalité du métier. Il m’a répondu qu’il s’agissait d’un choix stylistique et que si je voulais adopter une approche plus frontale en VF, il n’y voyait aucun inconvénient.

Puisque j’avais le champ libre, je me suis donc creusé la tête pour trouver le bon terme pour le métier d’Ella. Si j’optais pour l’approche « équarrissage », ça pouvait être une découpeuse, une bouchère, mais franchement : bof. Alors je me suis demandé qui d’autre manipulait des cadavres de façon plus ou moins poussée, et j’ai pensé aux pompes funèbres. Plus précisément à la thanatopraxie, c’est-à-dire la préparation des corps aux funérailles (par l’embaumement notamment). En voilà un mot intéressant. C’est ainsi qu’Ella est devenue thanato (c’est-à-dire non pas « thanatopractrice », celle qui manipule les morts, mais « thanatectomiste » [ou quelque chose comme ça, mes cours d’étymologie sont bien loin maintenant], celle qui découpe les morts).

Une fois ce point établi, je suis revenue à mon vaisseau nécropsique et j’ai décidé de le garder : le mot est assez vague pour que son sens se soit élargi et ne recouvre plus seulement l’autopsie, et il est facile à abréger en nécro pour le langage courant.

J’espère que ce petit tour en coulisses vous a plu. Merci à Sullivan de m’avoir confié cette merveille, à Julie de m’avoir aidée à prendre des décisions compliquées, à Anaïs et Martin pour leurs conseils et leur soutien, et à Nolwenn pour ses bonnes idées de dernière minute. J’ai hâte de retrouver l’univers de We Only Find Them When They’re Dead pour le tome 2 !

 


Date: Juil 7, 2021
AUTHOR: esperluverte
Comments: 4
Contes de la crypte, Publications

Comments 4

Bravo, Nadège, et merci pour toutes ces explications, toujours instructives. J'ai hâte de lire ton travail !

Merci Laurent ! Quickslator est si rapide qu'il file aux explications avant d'avoir lu l'objet du délit, c'est du propre 😉

Passionnant ! Je me régale toujours avec ce genre de trouvailles lexicales qui font tout le sel d'une traduction et d'un lore. Quel talent ! Tes choix ont l'air parfaits comme j'aime et, en plus, y a un gif de TNG, ma journée est faite ! Vivement la lecture !
Merci pour le clin d'œil en fin

[…] ma première traduction de comics (We Only Find Them When They’re Dead pour HiComics) […]


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